« Le Parlement européen nouvellement élu prendra-t-il ses responsabilités ? » par Jean Marsia
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Paolo Rumiz[1] écrivait le 9 mai à juste titre que « c’est au sommet [de l’Europe] que se situe l’absence de réponse ». L’apathie des gouvernants nationaux et européens face aux défis auxquels nous sommes confrontés est de plus en plus problématique. Elle contribue au désenchantement des Européens, qui se tournent en masse vers les partis extrémistes, après avoir été déçus par les partis traditionnels de droite, de gauche et du centre.
Nos gouvernants semblent incapables d’enrayer le délitement de la justice, ce qui contribue au sentiment d’insécurité.
Nos gouvernants n’arrivent pas à enrayer la baisse du niveau de l’éducation, baisse qui nuit au développement de la réflexion personnelle et de la culture ; beaucoup se contentent de suivre des influenceurs ou laissent des groupuscules les fournir en « prêt-à-penser » ; faute de journalistes formés, les médias de masse se contentent trop souvent de reproduire des dépêches d’agences, sans faire preuve d’esprit critique ; l’Europe ne garde, grâce à l’Allemagne et à l’Italie, que quelques points forts en matière de recherche scientifique et technologique, alors que la Chine communiste est première dans 37 des 44 domaines critiques et émergents, et les États-Unis d’Amérique, qui sont premiers dans les sept autres.[2]
Nos gouvernants ne font rien pour stimuler la démographie atone de l’Europe, alors qu’elle réduit les perspectives de croissance économique et rend de plus en plus difficile l’assimilation des migrants et de leurs descendants.
Nos gouvernants font trop peu pour réduire nos importations, même si l’Europe a pu rapidement juguler sa dépendance du gaz russe. Ils ne modèrent pas assez le recours à l’industrie de la Chine communiste, qui nous rend vulnérables.
Nos gouvernants sont passifs face à l’augmentation des flux migratoires, qui sont causés par le mal-développement, le changement climatique et la violence. A ce propos, les médias de masse ne nous parlent guère que du conflit israélo-palestinien, de la guerre entre l’Ukraine et la Russie, du chaos à l’Est de la République démocratique du Congo, du Yémen et de l’Afrique subsaharienne. Pourtant, 114 conflits sont en cours dans le monde.[3]
Particulièrement en matière de sécurité, l’Europe n’est pas à la hauteur de la situation
Nos gouvernants échouent à répondre aux besoins de l’Ukraine, à ceux de la Géorgie et aux nôtres en matière de défense, alors que le maintien de la paix en Europe, ou son rétablissement là où c’est requis, devrait être la priorité : sans la paix, qui est bien plus que la simple absence de guerre chaude, comment développer l’économie, la protection sociale, la culture ?
Les institutions de l’Union européenne (UE) et en particulier M. Borrell, le Haut Représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité – vice-président de la Commission européenne (HR), ne savent manifestement pas répondre au besoin de sécurité des Européens.
Le 8 octobre 2019, lors de son audition en tant que candidat HR,[4]M. Borrell avait su séduire la commission des Affaires étrangères du Parlement européen. Il avait jugé l’UE incapable jusque-là de savoir si, en politique extérieure, elle doit utiliser le soft ou le hard power ; d’adopter une position commune, notamment face aux grandes puissances, et d’alléger ses procédures. Cinq ans plus tard, force est de constater que l’incapacité de l’UE perdure.
Il avait reproché au Conseil européen de se limiter à des débats entre les ministres des Affaires étrangères, faute de savoir prendre des décisions communes. Cinq ans plus tard, rien n’a changé.
Il s’était engagé à prendre des initiatives et à agir, pour éviter notamment que l’UE ne se retrouve coincée par la confrontation croissante entre Américains et Chinois, tout en n’entendant jouer qu’un rôle de médiateur. Il a complètement échoué.
Il souhaitait déroger à la règle de l’unanimité, notamment pour les sanctions, les missions PSDC et les droits de l’Homme. Il a essuyé un refus.
Il avait l’intention de voyager peu et de mandater les ministres des Affaires étrangères des États membres pour aider, voyager, parler au nom de l’UE. Nous l’avons vu partout et lorsque les ministres des Affaires étrangères nationaux se sont exprimés, ce fut la cacophonie.
Il envisageait une politique migratoire avec des contrôles aux frontières, mais surtout un véritable partenariat avec les pays d’origine et de transit, principalement d’Afrique. Le résultat n’est guère convainquant, bien qu’en 2024, le Parlement européen et les États membres aient accepté la réforme des règles européennes en matière d’asile et de migration.
Il voulait renforcer la lutte contre le terrorisme. Il a retiré la mission européenne du Mali.
Il voulait contrer l’extension du populisme dans le monde. Qu’a-t-il fait pour cela ?
Il voulait qu’une clause relative aux droits humains soit intégrée dans tous les accords commerciaux bilatéraux, mais il ne semble pas avoir communiqué depuis à ce sujet.
Il voulait travailler pour les réformes et le processus d’intégration des Balkans occidentaux. J’ai noté l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Bosnie-Herzégovine en 2024, mais rien de plus.
Il voulait renforcer l’Ukraine, sa résilience, sa capacité pour devenir un pays prospère et démocratique, sans voir que la guerre débutée en 2014 allait s’intensifier et sans être capable en 2023 de lui fournir plus que le tiers du million d’obus de 155 mm promis.
Il voulait une nouvelle relation avec l’Afrique, en particulier avec la Libye, le Sahel, y renforcer la sécurité, favoriser le développement et lutter contre le changement climatique. L’évolution va dans le sens contraire.
Il voulait sauver l’accord nucléaire avec les Iraniens, le JCPOA. Échec total.
Il voulait promouvoir la création d’un État palestinien qui garantisse le droit à l’existence et à la sécurité d’Israël. Lui et nous assistons impuissants à la destruction de la bande de Gaza et à la montée de la violence en Cisjordanie.
Il voulait exercer une pression politique pour que des élections démocratiques soient organisées au Venezuela et que Cuba évolue vers la démocratie. Il a complètement échoué.
Il voulait que la Chine respecte les règles du système multilatéral. Même insuccès.
En matière de politique européenne de défense, M. Borrell constatait que les milliards € des budgets de défense « sont mal dépensés, éparpillés, sans économies d’échelle, avec une multiplication des équipements qui sont en concurrence les uns avec les autres. [Il disait qu’il] ne peut y avoir de défense européenne, ni de volonté stratégique, sans capacité industrielle européenne, [qu’il manque une] vision partagée du monde et de ses risques. »[5] Il affirmait[6] « Nous devons certainement dépenser mieux, en réduisant les doubles emplois et la fragmentation. Avec une idée plus claire de nos priorités ». Rien n’a pourtant changé, malgré la « boussole stratégique », la Coopération structurée permanente et le Fonds européen de la Défense. M. Borrell voulait, en développant la défense européenne, renforcer l’Alliance atlantique. Sa contribution est quasi nulle.
Il se vantait de sa capacité à lier la diplomatie, la médiation, la gestion des crises et les aspects internes et externes de la sécurité. Il oubliait qu’on ne peut promouvoir la paix qu’en ayant des capacités de défense dissuasives.
Pas plus que ses prédécesseurs, il n’a pu utiliser les Battlegroups, constitués depuis 2005. Il a rappelé en 2019 l’objectif d’Helsinki, formulé en décembre 1999, d’une capacité, toujours inexistante, de déploiement rapide de 60.000 hommes. En 2021, M. Borrell proposait en vain une force européenne de réaction rapide de 5.000 soldats. Le 2 septembre 2021, M. Bausch, alors ministre luxembourgeois de la Défense, objectait à juste titre qu’elle ne pourrait constituer le hard power dont l’Europe a besoin pour sa défense ; il constatait l’évidence : « si ce sont 27 États qui commandent, décident ou coordonnent, cela ne fonctionnera pas ».
Bref, au fil des années, la désillusion a succédé à la séduction. Cela n’empêche pas M. Borrell de formuler de nouvelles propositions, qui sont irréalisables. Le 9 avril 2024, lors du Forum de la nouvelle économie à Bruxelles, il a proposé la création d’un mécanisme financier européen dédié à la sécurité et à la défense, similaire au mécanisme mis en place lors de la crise financière et monétaire de 2008-2011,[7] car il craint que le « parapluie américain » qui protège l’Europe depuis la guerre froide ne restera pas ouvert éternellement, alors que la possibilité d’une guerre conventionnelle intense en Europe n’est plus un fantasme. M. Borrell estime à tort qu’un instrument financier intergouvernemental pourrait établir un « pilier européen » au sein de l’alliance.
Malheureusement, ni M. Borrel, ni M. Bausch, ni les autres gouvernants européens, ni le Secrétaire général de l’OTAN, M. Stoltenberg, ne réalisent qu’un « pilier européen » au sein de l’alliance requiert un commandement politico-militaire européen et que seul un État fédéral européen pourrait le créer. Aucun d’eux n’a tiré les leçons des échecs passés de la défense européenne depuis 70 ans, tout comme leurs prédécesseurs avaient négligé de tenir compte des échecs britannique et soviétique en Afghanistan.
Le Parlement européen nouvellement élu constitue notre seul espoir d’un avenir meilleur
La Section italienne du Mouvement européen, Sauvons l’Europe et la Société européenne de défense AISBL (S€D) ont pris acte de l’échec du Conseil européen des 17 et 18 avril 2024. Une fois de plus, parce qu’ils se limitent à la défense de leurs intérêts nationaux, les Chefs d’État et de gouvernements ont été incapables d’affronter les nombreux défis auxquels l’UE et ses États membres sont confrontés.
Le Conseil européen avait pourtant reçu le rapport demandé à M. Letta, qui fut président du Conseil des ministres d’Italie en 2013 et 2014. Ce rapport montre que la négociation intergouvernementale a échoué depuis trente ans à achever le marché unique, la principale réalisation de l’intégration européenne. Il dénonce l’inexistence de l’union des capitaux, les limites mises à la libre circulation des services, ainsi que les divergences entre les États membres dans la gestion de la compétitivité interne, qui s’aggravent parce qu’ils violent constamment les règles en matière d’aides d’État aux entreprises. Il souligne l’urgence croissante de la transition environnementale et numérique, ainsi que d’une défense commune, sans laquelle il n’y a pas de véritable politique étrangère et de sécurité. Il estime nécessaire de réduire la fragmentation fiscale et d’harmoniser la fiscalité indirecte, sans laquelle il ne peut y avoir de marché unique équitable et solidaire. Il a tenté d’ouvrir un débat sur les nouveaux instruments financiers indispensables pour garantir un niveau adéquat pour les investissements dans l’environnement et l’innovation numérique, en lançant l’idée d’un safe asset, d’une obligation européenne, faute de ressources propres européennes suffisantes.
Les chefs d’État et de gouvernement se sont, selon leur habitude, limités à constater des désaccords insurmontables tant sur le marché unique que sur la défense européenne, sans laquelle nous n’aurons pas l’autonomie stratégique nécessaire dans ce monde de plus en plus dangereux. Ils ont reporté à leur réunion informelle du 17 juin la discussion de l’agenda stratégique 2024-2029, du rapport sur la compétitivité au sein de l’UE et à l’extérieur, demandé par la Commission européenne à M. Draghi, qui fut président de la Banque centrale européenne de 2011 à 2019, puis président du Conseil des ministres d’Italie en 2021 et 2022, ainsi que de la future gouvernance de l’UE, après les élections européennes 2024 et dans le cadre de l’élargissement vers les pays de l’Europe de l’Est et les Balkans occidentaux.
Les chefs d’État et de gouvernement ont ainsi confirmé leur incapacité à assurer l’union sans cesse plus étroite des peuples européens, la paix entre ces peuples, leur sécurité et leur bien-être. Nous savons qu’une large majorité des Chefs d’État et de gouvernement (19 sur 27, mais chaque élection nationale augmente le nombre des immobilistes) s’oppose officieusement à s’engager dans la Convention prévue par l’article 48 du Traité sur l’UE. Les uns sont opposés aux modifications des traités et notamment à l’abolition du droit de veto ou à l’extension des compétences européennes, d’autres constatent l’absence de consensus. L’article 48 du Traité sur l’UE exige en effet un compromis intergouvernemental unanime et l’unanimité des ratifications nationales, qui devraient se faire dans treize cas par des référendums. Chacun en convient, l’unanimité au sein de l’UE, c’est peine perdue.
C’est pourquoi la Section italienne du Mouvement européen, Sauvons l’Europe et la Société européenne de défense AISBL (S€D) estiment que le Parlement européen qui sera élu du 6 au 9 juin 2024 devrait user de la souveraineté qu’il tient de son mandat de représentation des citoyens européens et se déclarer constituant.
Seul le Parlement, par essence, peut sortir l’Europe du piège intergouvernemental dans lequel elle s’est enferrée. S’il veut sauver l’Europe, il doit le faire, en 2024. Il l’a déjà fait, le 9 juillet 1981, mais il a choisi alors la mauvaise voie en proposant un projet de traité constitutionnel, ce qui est un oxymore. Le Conseil européen a pu s’y opposer, un traité étant par nature de la compétence des gouvernements des États membres.
Face à l’immobilisme du Conseil européen, il n’y a qu’une « insurrection politique, pacifique, institutionnelle et constituante » du Parlement européen, la seule institution européenne démocratiquement légitime, qui puisse rendre l’Europe enfin démocratique et capable de prendre en mains son avenir et celui de ses citoyens, d’être active sur les chantiers géopolitiques actuels. Cette insurrection politique, pacifique, consisterait pour le Parlement européen nouvellement élu en la rédaction d’un projet de constitution fédérale pour l’Europe.
[1] Voir Paolo Rumiz, « La notte dell’Europa » in La Reppublica, https://www.repubblica.it/commenti/2024/05/09/news/europa_sovranismi_socialrumiz-422870974/, 9/5/2024, en français, Paolo Rumiz, « Le concept même d’« Europe » semble s’être vidé de son sens » in Le Soir, https://www.lesoir.be/586519/article/2024-05-09/paolo-rumiz-le-concept-meme-d-europe-semble-setre-vide-de-son-sens, 9/5/2024.
[2] Voir Daniel Hurst, « China leading US in technology race in all but a few fields, thinktank finds » in The Guardian, https://www.theguardian.com/world/2023/mar/02/china-leading-us-in-technology-race-in-all-but-a-few-fields-thinktank-finds, 2/3/2023.
[3] Voir Geneva Academy for International Humanitarian Law and Human Rights, Todays Armed Conflicts, https://geneva-academy.ch/galleries/today-s-armed-conflicts#, consulté le 12/5/2024.
[4] Voir Leonor Hubaut et Aurélie Pugnet, « Josep Borrell passe son grand oral avec élégance. ‘Il faut retrouver le sens de l’initiative et de l’action’ » in Bruxelles2, https://club.bruxelles2.eu/2019/10/auditions-josep-borrell-passe-son-grand-oral-avec-elegance-il-faut-retrouver-le-sens-de-linitiative-et-de-laction/, 7/10/2019.
[5] Sylvie Kauffmann, Sandrine Morel et Jean-Pierre Stroobants, « Josep Borrell : « La désunion nous paralyse » in Le Monde, 9/11/2019, p. 2.
[6] Voir Aurélie Pugnet, « Pour la défense, agissons et dépensons de manière plus stratégique (Josep Borrell) » in Bruxelles2, https://club.bruxelles2.eu/2019/10/investissons-dans-la-defense-et-la-securite-josep-borrell/, 8/10/2019.
[7] sn, « Borrell wil Europees defensiemechanisme creëren, want de ‘oorlog gloort aan de horizon’ » in De Morgen, https://www.demorgen.be/oorlog-in-oekraine/live-oekraine-eu-buitenlandchef-borrell-oorlog-gloort-aan-horizon-nieuwe-droneaanval-bij-kerncentrale-van-zaporizja~b38bed0a/, 9/4/2024.