« Non, une Europe à 36 ne serait pas ingérable, ni désarmée, si elle était fédérale ! » par Jean Marsia
Découvrez l’article « Non, une Europe à 36 ne serait pas ingérable, ni désarmée, si elle était fédérale ! » publié dans l’AGEFI Luxembourg en avril par Jean Marsia, Président de la Société européenne de Défense :
Mme Sylvie Goulard fut haut-fonctionnaire, puis députée européenne de 2009 à 2017, ministre des Armées de France en mai et juin 2017, sous-gouverneur de la Banque de France de 2018 à 2022. Elle a publié L’Europe pour les Nuls en 2007, Il faut cultiver notre jardin européen en 2008, qui traitait de l’union de la Méditerranée et en 2012, De la démocratie en Europe, avec Mario Monti, qui fut président du Conseil des ministres italien de 2011 à 2013. En 2013, elle a rédigé Europe, amour ou chambre à part ? et en 2016 Goodbye Europe, sur le Brexit.
Elle vient de faire paraître L’Europe enfla si bien qu’elle creva. De 27 à 36 États ?,[1] ouvrage dans lequel elle écrit, p. 7-8, s’être attendue, dans le contexte inquiétant dans lequel nous vivons, « à ce que les dirigeants européens travaillent à consolider l’UE. Leur principale initiative à ce jour consiste au contraire à l’étendre, sans dessein d’ensemble. » Mme Goulard force le trait : si, p. 8, elle cite la décision du Conseil européen des 14 et 15 décembre 2023 d’ouvrir la porte de l’Union européenne à l’Ukraine, à la Moldavie et à la Géorgie, ainsi qu’aux Balkans occidentaux, la carte qui figure aux p. 22-23 indique en outre la Turquie comme faisant partie de l’Europe à 36, sur la base de la décision du Conseil européen de 2004 d’ouvrir les négociations d’adhésion avec ce pays. Ce processus s’est enlisé depuis, mais n’a pas été arrêté formellement.
Mme Goulard déplore à juste titre, p. 8-9, que les réformes de l’UE ne sont que de vagues intentions. Nul ne sait « ce que serait l’UE réformée. » écrit-elle. Dès à présent, l’État de droit est bafoué par la Hongrie, le cadre financier pluriannuel de l’UE n’est pas approuvé. L’élargissement, écrit Mme Goulard p. 16, pourrait « importer l’instabilité dans l’UE au lieu d’exporter la stabilité. » Certes, l’UE a, lors de la crise sanitaire, fourni des vaccins et amorti le choc économique, elle a adopté un agenda ambitieux pour le changement climatique, elle tente d’encadrer les géants du numérique, mais elle montre clairement ses limites. Elle est entravée par la prise de décision à l’unanimité, « sa politique étrangère, trente ans après Maastricht, reste à peine coordonnée, sa défense est un empilement désordonné de moyens nationaux. » (p. 17). Elle délègue « à des régimes autoritaires la gestion de millions de réfugiés syriens et, depuis peu, le refoulement de migrants africains dans le désert. » (p. 19).
Mme Goulard s’indigne que l’UE assiste, impuissante, « au massacre commis par le Hamas comme aux représailles d’Israël qui frappent tant de civils. » (p. 18). Elle estime (p. 21) que « lors de l’élection de 2024 au plus tard, un débat doit avoir lieu », sur l’élargissement et les réformes. Elle craint, p. 26, que les critères de Copenhague, qui depuis 1993, encadrent l’élargissement, soient bafoués. Ils portent sur la démocratie, l’État de droit, l’économie et l’acquis communautaire, mais aussi sur la capacité de l’UE à assimiler les nouveaux membres, tout en maintenant le processus d’intégration. Il s’agit d’éviter que la diversité ne nuise à la cohérence.
Mme Goulard reproche avec raison, p. 36, que « l’UE a perdu en capacité d’innovation et en compétitivité. En vingt ans, un terrible décrochage technologique, économique et militaire avec les États-Unis s’est produit.[2] Les Européens, qui avaient un niveau de vie à peu près équivalent à celui des Américains au début du siècle, se sont considérablement appauvris. Ils se sont laissé distancer dans la compétition mondiale. Dépourvus d’autonomie stratégique, l’UE n’aurait pas non plus les moyens de se défendre seule en cas d’agression.
Mme Goulard se dit fédéraliste, sans l’être vraiment, comme le sont tous les députés européens qui sont devenus membres du groupe Spinelli. A plusieurs reprises, Mme Goulard évoque la nécessaire, selon elle, réforme des traités fondateurs de l’UE. Elle écrit, p. 14, « le Parlement européen, qui est le seul à ce jour à avoir appelé à la révision des traités, avec un projet cohérent ».[3] A la p. 89, elle note qu’elle serait rassurée si l’article 7 du traité sur l’UE, qui prévoit des sanctions en cas de violation de l’État de droit, était révisé, mais elle souligne, p. 91, que treize États sur vingt-sept ont marqué leur opposition » à toute révision, tout en préconisant une Convention, pour contourner cette opposition, mais celle-ci ne pourrait pas faire mieux que les éditions précédentes. Elle juge, p. 94-95, que la proposition de révision des traités de la Commission des Affaires constitutionnelles du Parlement européen « comporte la plupart des réformes minimales : renoncer au veto, encourager le vote majoritaire, donner au Parlement le droit d’initiative et un pouvoir budgétaire accru, etc. ».
Selon mon opinion, cette proposition est un non-sens. D’une part, car modifier les traités semble devenu impossible. En séance plénière du Parlement européen, la proposition n’a été adoptée le 22 novembre 2023 que par une majorité simple, beaucoup trop faible pour impressionner le Conseil européen, qui l’a laissée sans suite.[4] Il aurait mieux valu que le Parlement européen mette son énergie, afin de rendre plus légitime celui élu en juin 2024, à la modification de la loi électorale européenne, notamment pour répondre aux critiques de la Cour constitutionnelle allemande que Mme Goulard évoque p. 94. Celle-ci a dit pour droit, le 30 juin 2009 que : « La représentation des citoyens au sein du Parlement européen n’est pas liée à l’égalité des citoyens de l’UE (art. 9 du traité sur l’UE), mais à la nationalité qui est un critère de distinction absolument prohibé dans (l’UE) » Cela conduit à ce qu’un député allemand au Parlement européen représente environ 800.000 citoyens, un député luxembourgeois ou maltais, 40.000.
D’autre part, modifier les traités est inutile, car cela ne déboucherait pas sur un État fédéral européen, ce que Mme Goulard semble ignorer. La faculté de droit d’Aix en Provence, Sciences Po Paris et l’École nationale d’administration ne lui ont apparemment pas appris deux choses que chacun peut savoir depuis 1787. Premièrement, pour fonder un État fédéral, il convient qu’une assemblée se déclare constituante, puis rédige et adopte une constitution fédérale et la fasse ratifier par les États potentionnellement membres. Deuxièmement, un traité ne peut pas fédérer, unir des États, les amener à partager avec la fédération une part de souveraineté. Un traité peut faire coopérer des États, les conduire à prendre des décisions communes, comme à l’OTAN. Il peut les associer, les soumettre aux règles édictées par les institutions supranationales qu’ils ont fondées et dont les décisions sont directement applicables, par exemple l’UE. Il peut les confédérer, pour qu’ils mettent en commun certains moyens politiques et économiques tout en conservant l’essentiel de leur souveraineté, car ils restent maîtres de la répartition des compétences, mais l’histoire montre que les confédérations soit se transforment en fédérations, comme les États-Unis d’Amérique, la Suisse ou l’Allemagne, soit se dissolvent, comme la Confédération des États indépendants, conçue par M. Gorbatchev en 1990 pour succéder à l’Union des Républiques socialistes soviétiques.
Mme Goulard se demande, p. 46-47, « comment l’UE, qui n’est pas un État, peut-elle survivre dans un monde d’États ? […] Les États sont dotés de prérogatives régaliennes et exercent – en théorie, du moins[5] – leur autorité sur une population et un territoire. L’UE, quant à elle, a été conçue comme quelque chose de différent, d’original. Elle n’a pas la cohésion d’un État, ni les moyens, puisque ls instruments qui, dans les États, forment une seule et même boîte à outils ont été dissociés. La politique commerciale extérieure, la monnaie, la politique de concurrence sont des compétences exclusives de l’Union, mais la diplomatie, la défense, la police aux frontières, la politique économique restent de responsabilité nationale. Et pas grand-chose n’a été entrepris pour encourager un sentiment d’appartenance, puisque l’éducation comme ls échanges restent les parents pauvres de la construction européenne. ».
Mme Goulard constate p. 46-47 que « nous n’assumons qu’à moitié le choix volontaire de ne pas construire un État », que nos dirigeants refusent l’idée des États-Unis d’Europe, que la Banque centrale européenne, contrairement à la Federal Reserve Bank, ne bénéficie pas de l’appui d’un État fédéral, d’une politique économique unique et d’un budget fédéral significatif. Elle déplore, p. 49, que l’on ait choisi « la voie de l’Europe-impuissance, […] au risque de refuser aux Européens le degré de protection auquel ils aspirent. » Elle désigne, p. 50, les coupables : « une poignée d’hommes et de femmes politiques, de diplomates et d’autres fonctionnaires nationaux, désireux de conserver leurs prérogatives. »
Mme Goulard remarque p. 51-52 que, depuis plus de trente ans, « la plupart des responsables admettent en général qu’à terme, l’UE devra se transformer sur un mode fédéral et, à terme, revoir son organisation, ses modes de décision, son budget et améliorer sa légitimation ». Elle déplore avec raison, p. 55-56, qu’en attendant, le Conseil européen, censé « donner des impulsions stratégiques sans entrer dans la gestion courante,[6] [est devenu] le lieu où se prennent les décisions fondamentales, où se négocie le budget, où se dénouent les blocages législatifs », et ce sans avoir reçu de mandat politique lors d’une élection européenne, car sa composition n’évolue qu’au gré des scrutins nationaux. Elle le voit à juste titre comme illégitime, antidémocratique et irresponsable. Elle juge à bon escient, p. 57- 58, que l’organisation de l’UE n’obéit pas aux règles de séparation et d’équilibre des pouvoirs, qu’elle n’est pas propice à la recherche de l’intérêt général, qu’elle est un désastre en matière de communication, chaque membre du Conseil européen donnant à son public sa version des décisions prises collectivement. Elle craint, p. 59, que ce pouvoir exécutif bancal « rende vaine toute prétention géopolitique, toute idée d’action résolue en matière de diplomatie et de défense [et se demande] qui confierait le commandement de l’armée française à une conférence des présidents de région décidant à l’unanimité ? ».
Mme Goulard se fourvoie en revanche lorsqu’elle envisage, p. 63, l’application de l’article 42.2 du traité sur l’UE, qui dit que « la politique de sécurité et de défense commune […] conduira à une défense commune dès lors que le Conseil européen, statuant à l’unanimité, en aura décidé ainsi », d’une part parce que la politique de sécurité et de défense commune est depuis 1992 une fiction, d’autre part, parce que la probabilité d’une telle décision est infinitésimale, et enfin parce qu’elle ne suffirait pas, sauf si elle incluait la création d’un État fédéral européen à 27.
Mme Goulard regrette à juste titre, p. 101, que « d’union bancaire » et « d’union des marchés de capitaux » sont restés inaboutis en raison de réticences nationales ». Par contre, sa proposition, faite dans l’alinéa suivant, d’annoncer que « l’UE enverra, le jour venu, un négociateur unique à la table du règlement de paix sur l’Ukraine », est saugrenue, car elle constate elle-même, p. 102, que la France, l’Allemagne, la Pologne, etc. voudront être présentes et cette proposition est même nuisible, car Poutine ne prend que la force en considération, et l’UE n’en a pas. Cela affaiblirait le camp occidental.
Mme Goulard fait fausse route lorsqu’elle écrit, p. 122, « il faudrait qu’un ou plusieurs États prennent le risque d’arrêter le train en marche », celui de l’élargissement. Ce qu’il faudrait, c’est qu’un ou plusieurs États lancent le train de la fédération européenne, car l’Europe communautaire chère à Mme Goulard était déjà dépassée au début des années 1960.
Mme Goulard écrit en conclusion, p. 124, « En tant qu’électeurs, nous devons savoir si las candidats à la députation européenne défendent une Europe qui soit une communauté ». Ce qu’il faut, c’est poser aux candidat(e)s comme je l’ai fait la question de savoir s’ils ou elles s’engagent à faire du prochain Parlement européen l’assemblée constituante dont l’Europe a besoin, en se déclarant constituant(e) une fois élu(e).
Selon le magazine Newsweek,[7] le ministre italien des Affaires M. Tajani, déclaré Tajani au journal italien La Stampa début janvier : « Si nous voulons être des soldats de la paix dans le monde, nous avons besoin d’une armée européenne. Il s’agit d’une condition préalable fondamentale pour pouvoir avoir une politique étrangère européenne efficace. »
La spécialiste en sécurité et défense de Newsweek a interrogé diverses personnalités qui ne semblent pas comprendre qu’une armée européenne devrait comporter toutes les composantes, terrestre, maritime aérienne, mais aussi spatiale, cyber etc. Elles ne perçoivent pas non plus qu’il ne peut pas s’agir d’une armée de l’Union européenne, car les États ont le monopole de l’usage légitime de la Force. L’Union n’est qu’une association d’États, elle n’est pas et ne peut pas devenir un État. Faute de volonté politique, elle n’a jamais pu mettre en œuvre ses groupements tactiques.
L’idée d’une armée européenne pourrait prendre tout son sens si une condition nécessaire à sa création était remplie : l’union politique préalable de l’Europe sur un modèle fédéral. Il serait ensuite aisé de créer des forces armées fédérales, chargées prioritairement de combler les lacunes capacitaires des armées nationales, pour constituer avec elles un pilier européen solide de l’OTAN. Ceci éviterait de dupliquer non seulement les structures de l’OTAN, mais aussi sa bureaucratie. En cas de retrait américain de l’OTAN, l’Europe fédérée pourrait être en mesure de se protéger elle-même, avec ou sans l’appui du Royaume-Uni, et sans une augmentation massive de ses dépenses de défense, car celles-ci gagneraient en efficacité puis en efficience.
Mettre fin aux duplications actuelles permettrait de financer des capacités de défense aérienne et antimissile, logistiques, de transport aérien, de ravitaillement en carburant, de communication, de renseignement satellitaire et de reconnaissance. L’Europe pourrait ainsi assumer davantage de responsabilités pour sa sécurité, dans son voisinage et au-delà, quel que soit le résultat des élections américaines.
Le contexte géopolitique devrait inciter l’Europe à renforcer sa puissance militaire, sans vouloir rivaliser avec les États-Unis. La gouvernance fédérale résoudrait pacifiquement la question séculaire de savoir qui de l’Allemagne, de la France ou de la Grande-Bretagne serait prééminente politiquement, militairement et dans le domaine de l’industrie de l’armement. Elle supprimerait les barrières nationales et faciliterait le transport des troupes et des biens militaires à travers les frontières, ce que ni l’OTAN, ni l’UE n’ont su faire.
Un commissaire européen à la défense au sein de la prochaine Commission européenne ne rendra pas l’Europe plus sûre et plus forte.
Seule une gouvernance fédérale est à même de faire de l’Europe une puissance, d’améliorer substantiellement l’efficience des dépenses de défense, de réaliser l’unité de commandement, et de nous donner un espace de sécurité et de paix, tout en conciliant la sécurité avec la garantie des libertés et des droits fondamentaux. Elle mènerait la politique budgétaire indispensable à la pérennisation de l’€ et plaiderait efficacement au niveau mondial en faveur de la sauvegarde du milieu naturel.
Bref, si l’analyse de Mme Goulard est assez pertinente, si elle reconnaît que le cadre actuel de l’UE est dépassé mais que 13 États sont opposés à la réforme des traités, elle n’a pas le courage de s’engager en faveur d’une fédération européenne. Newsweek, et ses interlocuteurs, ne comprennent pas qu’il n’y a pas d’armée sans État, ni au niveau des nations, ni au niveau de l’Europe. La S€D va donc encore intensifier ses campagnes d’information.
[1] Sylvie Goulard, L’Europe enfla si bien qu’elle creva. De 27 à 36 États ?, Paris, Tallandier, 2024.
[2] Voir Arnaud Leparmentier, « L’écart de PIB est désormais de 80 % entre l’Europe et les États-Unis » in Le Monde, https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/09/05/l-ecart-de-pib-est-desormais-de-80-entre-l-europe-et-les-etats-unis_6187928_3232.html#:~:text=Quinze%20ans%20après%2C%20celui%20des,envolé%20à%2026%20900%20milliards.&text=Résultat%2C%20l’écart%20de%20PIB%20est%20désormais%20de%2080%20%25%20!, 5/9/2023.
[3] Vote en séance plénière, le 23/11/2023.
[4] Le rapport contenant les propositions a été approuvé par 305 voix pour, 276 voix contre et 29 abstentions. La résolution l’accompagnant a été adoptée par 291 voix pour, 274 contre et 44 abstentions. Tous les groupes politiques se sont divisés, en particulier le Parti populaire européen. Voir Eleonora Vasques, « Traités de l’UE : le Parlement européen adopte ses propositions de réforme à une faible majorité » in Euroactiv, https://www.euractiv.fr/section/institutions/news/traites-de-lue-le-parlement-europeen-adopte-ses-propositions-de-reforme-a-une-faible-majorite/, 23/11/2023.
[5] Le dérèglement climatique comme l’innovation technologique relativisent la portée territoriale des décisions.
[6] Voir l’article 15.1 du traité sur l’UE.
[7] Ellie Cook, « Could a European Army Go It Alone? » in Newsweek, https://www.newsweek.com/european-army-eu-military-nato-us-donald-trump-1871986, 26/2/2024.
Télécharger l’article en Français: Cliquez ici